« Nous créons des plaisirs éphémères »
Zurich. Tomas Prenosil, chef de Sprüngli, a deux passions : la confiserie et l’aventure, qu’il va chercher sur les pistes de rallye africaines ou dans la jungle bolivienne, en quête de la meilleure fève de cacao. Entretien sur les croissants, les
Monsieur Prenosil, comment vous êtes-vous rendu au travail ce matin ?
Avec la « Batman » de ma femme (rires).
La « Batman » ?
C’est une
Vous avez un rituel matinal quand vous arrivez au bureau ?
La journée commence souvent par une réunion, pendant laquelle je bois mon café. Sinon, je regarde d’abord ce qu’il y a sur mon bureau, je fais un tour dans la maison et si au passage je tombe sur un expresso, je l’accepte avec plaisir.
Pas de petit croissant avec ?
Si, parfois. En ce moment, nous sommes en train de revoir la recette de nos croissants, donc j’en mange encore plus que d’habitude. Les gens se demandent de plus en plus ce qu’ils avalent. Cela fait longtemps que nous n’utilisons pour nos croissants qu’un sel de mer sélectionné et du pur beurre de Suisse, et notre farine est de qualité IP-Suisse. Nous testons de nouvelles recettes contenant des germes de blé, pour restituer à la farine ce que l’industrialisation lui a fait perdre. Créer de la valeur ajoutée, y compris dans les produits les plus quotidiens : telle est notre philosophie.
Mais n’est-ce pas précisément parce qu’un croissant est fait de farine, de sel et de matière grasse qu’on le mange ?
Je suis convaincu qu’aujourd’hui, les consommateurs sont de moins en moins nombreux à se satisfaire de cela. Chez moi aussi, je constate une certaine aversion envers la production alimentaire industrielle. Nous essayons de nous engager dans d’autres voies, en nous penchant de très près sur les matières premières. Il y a farine et farine, sel et sel, avec de grandes différences de qualité. Là-dessus aussi, nous devons faire la différence.
Quelles sont vos priorités ?
Au cœur de la marque Sprüngli, il y a par exemple l’idée de « respecter certaines valeurs », ce qui signifie aussi « créer de la valeur ». En d’autres termes, nous étudions de très près les ingrédients que nous utilisons, et comment se déroule le processus de fabrication, dans toutes ses étapes, jusqu’au recyclage. Dans un croissant, un Luxemburgerli ou une Truffe du jour, il y a tout un univers miniature. L’approvisionnement en matières premières fait intervenir des questions de responsabilité, d’origine suisse, de fraîcheur et de développement durable.
Le paradoxe de votre activité, c’est que vous mettez beaucoup de soin et de temps à créer quelque chose qui au final procure un plaisir extrêmement éphémère.
On peut voir ça comme ça.
Vous n’avez jamais voulu créer quelque chose qui durerait un peu plus longtemps que quelques jours au frigo ?
Nos produits sont peut-être très éphémères, et même périssables. Mais en tant que tels, ils se maintiennent dans le temps. Garder la même qualité au fil des ans et s’imposer sur le marché, c’est une valeur cardinale. C’est pourquoi cette question ne m’a jamais tracassé.
Personnellement, aimez-vous faire de la pâtisserie ?
Oui, j’aime beaucoup cuisiner, et aussi faire des gâteaux.
Qui est responsable des desserts ?
Nous mangeons souvent à la maison et nous attachons beaucoup d’importance au fait de préparer la nourriture nous-même de A à Z. Y compris les desserts. Ma femme veille à ce que notre famille ne mange que des repas préparés à la maison à partir d’ingrédients frais. C’est important pour nous. Évidemment, nous aimons aussi les desserts Sprüngli.
Quelle est votre spécialité ?
Les grillades (rires). Pas si faciles que ça, d’ailleurs.
Vous êtes entré en 1994 chez Sprüngli comme directeur de la production, juste après avoir obtenu votre licence en droit. Comment cela s’est-il passé ?
Mon intention était à la base de travailler comme juriste, ce que j’ai fait pendant un certain temps. Mon oncle Richard Sprüngli m’a alors demandé si je voulais rejoindre l’entreprise. Il ne m’a laissé que quelques jours pour me décider, et je devais commencer deux ou trois semaines plus tard. J’ai commencé comme directeur de production, j’étais responsable du développement, de la fabrication, des achats et de la logistique.
Et ensuite ?
Je suis resté à ce poste pendant neuf ans, puis je suis devenu délégué du Conseil d’administration et CEO.
Quelles qualités humaines ont été décisives à votre entrée chez Sprüngli ?
Je suis longtemps resté en retrait et pendant plus d’une année, j’ai observé. J’ai laissé les professionnels aguerris prendre les décisions et j’ai écouté. Mon rôle était plutôt d’inviter les collaborateurs les plus divers à se mettre autour d’une table. Aujourd’hui, c’est encore comme ça, nous décidons ensemble, même si au final, bien sûr, c’est moi qui assume la responsabilité.
Chaque année, vous lancez près de soixante nouveaux produits. Comment vous y prenez-vous ? Vous allez le matin en « Batman » au bureau, et vous trouvez l’idée d’une nouvelle truffe ou d’un chocolat de Noël ?
Dans une certaine mesure, oui, ça se passe comme ça.
Quel produit avez-vous inventé ?
Inventé, c’est peut-être un peu exagéré, mais la ligne Grand Cru, par exemple, a été lancée à mon initiative. Il y a environ douze ans, le chocolat noir était une spécialité quasiment inconnue en Suisse, les Français étaient très en avance sur nous dans ce domaine.
Racontez-nous.
C’était l’année où j’ai été élu CEO. Nous avons fait de nombreuses expériences avec des truffes 100 % chocolat avec certificat d’origine. De mon point de vue, cela a été une année décisive pour la confiserie Sprüngli. Nous avons réussi à développer en un temps record une excellente spécialité de truffe faite à partir de fèves de cacao de quatre provenances différentes. À l’époque, c’était une nouveauté absolue en Suisse. Le succès a été immense et perdure aujourd’hui encore. Deux cadres de l’entreprise m’ont considérablement soutenu et encouragé dans ce projet. Cela a aussi initié une nouvelle pensée marketing au sein de la société.
Y a-t-il quelque chose de neuf chez Sprüngli ?
Oui, par exemple la gamme de chocolats de Cuba, faite à partir d’excellent cacao Trinitario de Baracoa, à Cuba. Pendant un temps, nous ne pouvions plus les fabriquer car Fidel Castro avait interdit l’exportation des fèves de cacao pour fabriquer sur place du chocolat. Mais depuis peu, on en trouve à nouveau sur le marché, et nous en avons immédiatement réservé un contingent. Autre nouveauté : le chocolat à base de lait de foin. Il est fabriqué avec du lait d’été en poudre provenant de vaches de l’Entlebuch. Elles paissent l’été dans des prairies verdoyantes et se nourrissent de graminées et d’herbes très variées. C’est un extraordinaire produit.
C’est vous qui décidez de ce qui est fabriqué ou pas. Savez-vous évaluer ce que les clients apprécient ?
Oui, je pense avoir ce don. Le succès des vingt dernières années le prouve. Pour le chocolat au lait de foin, nous avons opté pour un arôme doux et naturel. Certains échantillons semblaient tout droit sortis de l’étable ! Le chocolat au lait est un produit typiquement suisse, pas question de le dénaturer, donc nous n’utilisons pas de vanilline ou d’autres additifs, par exemple.
Vous êtes passionné de chocolat, mais aussi de moteurs : en 2012, vous avez participé au « London to Cape Town Rally » au volant d’une
Celle qui était alors ma future femme n’a pas été ravie, bien sûr, mais elle m’a tout de même apporté tout son soutien. Aujourd’hui, je ne penserais même pas à de tels projets. Il ne m’est rien arrivé à l’époque, mais c’était très dur, et le danger était bel et bien présent.
Que voulez-vous dire ?
Toute cette tension un mois durant, le fait d’être si longtemps avec la même personne dans la voiture, de devoir traverser des régions du monde où la plupart des gens refuseraient de poser un pied. Et surtout, nous avons souvent roulé de nuit, c’était très dangereux. On ne voit rien, il y a des gens, des animaux, des camions sur la route, il y a des nids de poules de la largeur d’une table. Mais tout s’est bien passé, nous avons été prudents, tout en réussissant à être assez rapides. Nous avons parfois été parmi les dix premières équipes amateurs. À la fin, nous avons été ralentis par un bête tuyau d’alimentation défectueux.
Vous avez eu peur au cours du voyage ?
Au Soudan, j’ai eu peur, oui. À cause des douanes, nous avions quatre ou cinq heures de retard, et nous avons dû rouler de nuit. Nous formions un convoi avec trois Suisses, mais avec notre
Qu’avez-vous appris sur vous et l’humanité à cette occasion ?
Résister à un tel rallye, et a fortiori le remporter, n’est possible que si le pilote et le copilote forment une équipe qui fonctionne parfaitement. Le pilote doit être rapide et habile, le copilote doit faire du bon travail, et l’esprit d’équipe est une donnée déterminante. Il n’y a que comme ça que l’on peut gagner une course, voilà ce que j’ai appris.
Et pourquoi vous étiez-vous lancé dans cette aventure ?
Je voulais voir si je pouvais préparer et réussir quelque chose de ce genre avec un ami. Nous ne nous sommes jamais vraiment disputés, même s’il nous est arrivé de ne pas nous parler pendant une semaine. Nous sommes tous les deux passés par l’armée. Nous savons qu’au final, ce qui compte, c’est de pouvoir se fier à 100 % à l’autre. Cette amitié avec mon copilote Lukas Kuttler est une amitié sans paroles, qui résiste même quand nous n’avons rien d’autre à dire que « à droite » ou « à gauche ». Ce que j’ai trouvé intéressant aussi, c’est que malgré la monotonie et le stress, nous sommes arrivés à aller de l’avant. C’est pareil dans le commerce quand on veut atteindre des objectifs.
Et qu’avez-vous appris sur votre voiture ?
Nous nous sommes toujours dit : « C’est une voiture allemande, elle nous amènera n’importe où. » Et effectivement, elle nous a amené à bon port, malgré tous les nids de poules.
Cette aventure a été la dernière de ce genre pour vous ?
Pour l’instant, ma soif d’aventure est assouvie ! Il y en aura sans doute de nouvelles, mais différentes.
Votre quotidien semble plein de parfums subtils et d’esthétique. Difficile d’imaginer un contraste plus fort avec une aventure comme ce rallye.
Ce n’est qu’une apparence. Quand nous cherchons des fèves de cacao, nous allons aussi dans des pays ou des régions qui ne sont pas précisément des paradis touristiques. Quand nous recherchions le cacao pour notre Cru Sauvage, dans la jungle bolivienne, nous avons passé trois semaines en bateau, à dos d’âne, dans des camions, ou à vélo, voire à pied. J’aime bien ça, voyager sac sur le dos me convient bien : la vie simple, les rencontres, l’imprévu.
Sprüngli, comme
Il y a des parallèles, effectivement. Nous avons en commun une exigence de qualité, qui commence par le choix des matériaux premiers, qu’il s’agisse d’acier, de cuir, de lait ou de cacao. La qualité, il faut la chercher et la trouver, cela prend du temps et a un coût. Dans le domaine agro-alimentaire, ce point de vue n’est plus majoritaire, et c’est un problème. Des produits alimentaires de moins en moins chers, ça ne va pas dans le bon sens. Le fait qu’aujourd’hui, au supermarché, on puisse trouver de la viande hachée à 3,65 francs la livre est immoral. La massification des produits de luxe, d’une part, et les habitudes de consommation de la société d’abondance d’autre part sont des évolutions qui poussent notre planète à ses limites. Il faut s’intéresser à ce que l’on mange. Cela doit avoir une valeur, et donc un prix en rapport.
Quand votre passion pour
Ma mère, déjà, aimait les voitures de sport. Il y a trente ou quarante ans, elle roulait en Fiat et en Alfa Romeo. À l’époque, j’avais une Mitsubishi Colt. Elle avait bien vécu et ça se voyait, d’autant que je pratiquais l’équitation, mon chien était toujours avec moi et que je dormais même dedans. Un jour, un collaborateur m’a fait remarquer que ma voiture faisait un peu minable devant l’entreprise. Mon ami Lukas, mon partenaire de rallye, vendait justement sa 964 argentée, et j’ai demandé au conseil de famille si je pouvais avoir une
Et ensuite ?
Après, j’ai eu une 964
Interview David Schnapp
Photos Nico Schärer
Tomas Prenosil est CEO de la Confiserie Sprüngli, qui fête en 2016 ses 180 ans d’existence. Depuis 1994, il pilote l’entreprise avec son frère Milan, président du Conseil d’administration. Le siège de cette société anonyme familiale se trouve sur la Paradeplatz, à Zurich, depuis 1859, tandis que la production est à Dietikon. Sprüngli emploie près de 1 000 collaborateurs et compte 20 filiales. Parmi ses produits emblématiques figurent les Luxemburgerli (depuis 1957), les Truffes Grand Cru, les Truffes Cru Sauvage au cacao sauvage, et les Truffes du jour.